Chan Kai Yuen, artiste improbable
Chan Kai Yuen est un artiste discret qui a cependant produit une oeuvre singulière, si singulière qu'elle porte à elle seule témoignage et trace de quelques uns des enjeux qui ont traversé la sphère de l'art contemporain entre la fin du XXe siècle et le début du XXIe.
C'est que son travail est porté par deux forces incomparables et finalement extrêmement rares, l'humour accompagné de sa pointe fine, l'ironie, et un sens critique incisif et sans concession. Pour s'en convaincre, il suffit d'un regard sur ses oeuvres, ses sculptures en particulier, qui ont élevé le poulet plumé reproduit en résine avec une exactitude époustouflante, à la hauteur d'un symbole. Aussi nu qu'un nouveau né, il se prête à tous les jeux de rôles que l'imagination de l'artiste se propose d'inventer. Les multiples incarnations auxquelles il le fait participer le transforment sous nos yeux en notre double.
Voir des oeuvres de Chan Kai Yuen, c'est nous regarder droit dans les yeux mais à travers le prisme de l'humour et de l'ironie. Chan Kai Yuen se moque de nous d'une manière telle que nous ne pouvons que finir par rire de nous-mêmes. Marcel Duchamp a su se moquer des artistes se prenant au sérieux et prétendant élever l'imitation de la banalité à la hauteur de la beauté.
Prenant acte de la dévaluation du beau, Chan Kai Yuen nous montre tels que nous sommes vraiment : des êtres hantés par un mimétisme sans limite, capables de tout pour se faire remarquer, des ego incapables de penser à autre chose qu'à leur corps et de se soumettre à la loi du désir qui les meut, des perroquets culturels devenus incapables d'invention car obéissant à la seule pulsion mimétique. Le poulet en résine, utilisé comme objet transitionnel et matrice à fantasmes, remplit parfaitement cette fonction nouvelle de l'art : élever le renoncement à la beauté à la hauteur de l'art.
Qu'il soit christ ou homme en train de transformer un urinoir en poulailler, qu'il soit pris en flagrant délit de pratique érotique ou en train de jouer à superman, le poulet de Chan Kai Yuen s'impose comme le meilleur représentant de l'humour possible dans une société en crise.
D'autres animaux servent de support à cette méditation burlesque dont l'effet le plus efficace est de nous renvoyer notre image légèrement déformée et de ce fait plus "juste" que si l'on nous montrait tels que nous croyons être. Car telle est la puissance du hamster, du chien et surtout du rat, compagnon préféré de Chan Kai Yuen dans ses vidéos en particulier : nous faire comprendre que ce sont les clichés et les stéréotypes qui constituent notre bagage culturel et non, comme nous affectons de le croire, une culture raffinée et cultivée.
La force de cette oeuvre discrète tient aussi en ceci qu'elle transforme nos faiblesses en forces. En mettant en scène nos corps, nos pulsions les plus banales, comme les plus viles, celles liées au désir sexuel comme celles liées à l'argent par exemple, à travers sculptures, vidéos ou photographies, Chan Kai Yuen nous fait rire. Il joue ainsi le rôle que tenait le fou du roi à la cour. Il se permet de dire au roi, c'est-à-dire à nous qui croyons être les rois du monde, nos "quatre vérités". Il réussit le pari de nous montrer vraiment tels que nous sommes !
C'est bien par l'humour et l'ironie qu'il élève l'enjeu esthétique jusqu'à une dimension majeure que peu d'artistes atteignent, la dimension éthique. Comme le fou du roi, il parle par allégories et comme lui il plante dans notre coeur d'aveugle, la lueur de l'espoir, celui de parvenir à faire de nous des êtres meilleurs.
Jean-Louis Poitevin