CHAN KAI YUEN
陳啟元


            ARTISTE / TEXTE






Préparation de la vidéo “Un regard sur la 9ème symphonie”, 2009.


























Né au Fujian en 1948, Chan Kai-yuen rejoint avec sa famille Hong Kong en 1962. Il y effectue des études à l'école spéciale d'art Linghai (嶺海藝術專科學校), puis, en 1970, rejoint la France où il poursuit sa formation à l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris.

Pendant ses études parisiennes, il commence à produire des sculptures en plâtre ou en bois. Celles-ci représentent des fragments anatomiques qui sont souvent liés les uns aux autres de manière à former une masse biomorphique dont les éléments constituants sont identifiables sans que l’ensemble soit nécessairement compréhensible. La volonté évidente de produire des œuvres frappantes et déstabilisantes trouve encore plus facilement à s’employer lorsque Chan Kai-yuen parvient à affiner sa pratique du moulage par l’observation de procédés japonais. Ce progrès technique lui permet en effet l’exploration de ce qui devient le sujet principal de son œuvre jusqu’à aujourd’hui. Les déformations infligées à des corps humains fragmentaires devaient provoquer un sentiment de malaise. Dorénavant, c’est le fait de donner vie à des matières organiques inertes qui va générer la répulsion fascinée du spectateur.

À partir de 1983, Chan Kai-yuen a en effet recours à des aliments dont il prend l’empreinte pour les reproduire en plâtre ou en résine. Il recourt ensuite à l’assemblage de plusieurs éléments moulés, afin d’élaborer la composition finale, le plus souvent peinte de manière illusionniste. Dans ce cadre, le motif du poulet devient la signature de Chan Kai-yuen. Il fait adopter aux carcasses de ce volatile des attitudes humaines et les met en scène dans un esprit fortement inspiré du surréalisme et, plus encore, du dadaïsme, comme en témoigne la récurrence du motif de l’urinoir de Duchamp.

Le fait même de désigner des poulets comme des œuvres d’art est une réédition pour Chan Kai-yuen de l’acte fondateur de Duchamp. Il s’y ajoute une réflexion sur la nature particulière du matériau employé. Le poulet est un animal dont les déterminations physiques ont été créées par l’homme, par domestication et sélection, afin de pouvoir l’élever, le tuer et le consommer. La nature cadavérique du matériau est donc particulièrement importante pour l’artiste. La tension entre cette dimension morbide, l’humour volontiers agressif ou érotique des compositions et l’illusion de la vie vient délibérément miner le sérieux de toutes les représentations auxquelles se prêtent les poulets, qu’ils prennent l’aspect de guerriers, de philosophes ou de baigneurs dans un sauna. Ces poulets deviennent ainsi pour l’artiste des incarnations de la fragilité de la vie et de l’absurdité crue du monde social.

Mael Bellec
Conservateur du Musée Cernuschi







Pour une critique générale de l'allégorie

Bref essai sur l'oeuvre de Chan Kai Yuen

par Jean-Louis Poitevin


Situation

Nul ne peut l’ignorer, l'onde de choc dadaïste et surréaliste s'est répandue à travers la planète à partir des années soixante. Ses effets, multiples, peuvent cependant être rassemblés en deux grands types : les effets concrets et pulsionnels qui se sont traduits par une sorte d'incitation irréductible à la création et les effets intellectuels et psychiques qui ont conduit à une modification profonde de la conception, du statut et de la fonction de l'oeuvre d'art.

Chan Kai Yuen, né en Chine et s'installant à Paris en 1970, à l'age de 22 ans, n'a pas échappé à cette onde de choc. Son parcours, ses choix esthétiques et toutes les facettes de son oeuvre l'inscrivent dans l'orbe de cette mutation qui prend sa source au début du XXe siècle entre Dadaïsme et Surréalisme, d'une part, Arte Povera et Nouveaux Réalistes d'autre part.

Chan Kai Yuen est l'un des artistes ayant le mieux compris ce qu'il était possible de faire à partir de cette "révolution" consistant à voir dans l'oeuvre d'art autre chose qu'une manifestation de la beauté : penser l'allégorie, activer l'ironie et construire une oeuvre en prenant acte de la mutation de la fonction de l'art. La force de son oeuvre nécessairement discrète dans le paysage de l'art actuel tient tout entière dans le fait qu'il a pris fait et cause pour les aspects essentiels de cette mutation qui s'est déployée sur plus d'un siècle.

Dans cette période troublée, Chan Kai Yuen a su choisir son camp : celui de la discrétion, du travail, de l'intelligence et de l'humour. Et c'est ainsi qu'il a construit une oeuvre à la fois hétéroclite et cohérente, inventive et drôle, humoristique et profondément incisive et critique.

Allégorie

L'effet pervers le plus puissant et le moins analysé de cette mutation relative aux attendus de la fonction de l'art et dont le principal est la relation avec le beau et de la fonction de la théorie dans l'invention d'une oeuvre, a touché le centre névralgique de la réflexion et sa place dans la création. En ne retenant de la distanciation critique vis à vis de l'art que la possibilité de la dupliquer à l'infini, la création des cinquante dernières années s'est souvent enfermée dans le cercle vicieux de l'allégorie qui consiste en ceci : produire une oeuvre dans le champ de la représentation à partir d'une notion préexistante et concevoir l'oeuvre comme une mise en scène de la notion préalablement choisie.

Dans son essai intitulé Walter Benjamin 1892-1940, Hannah Arendt distingue métaphore et allégorie. "Une métaphore établit un lien qui est perçu de manière sensible dans son immédiateté et n'appelle aucune interprétation, tandis qu'une allégorie procède toujours d'une notion abstraite et ensuite invente quelque chose de tangible qui permet de se la représenter en quelque sorte à volonté. L'allégorie doit être préalablement expliquée pour pouvoir prendre un sens, il faut trouver une solution à l'énigme qu'elle présente, de sorte que l'interprétation souvent laborieuse des figures allégoriques fait malheureusement toujours songer à la solution d'une devinette, même si cela ne demande pas plus d’ingéniosité que dans le cas de la représentation allégorique de la mort par un squelette." (op. cit., Ed Allia, p.33)

L'ensemble du travail de Chan Kai Yuen peut et doit être compris comme une critique en acte de l'emprise de l'allégorie sur le champ élargi de l'art contemporain. Commençant à penser et créer dans la période qui va "anoblir" la dimension allégorique de l'art, il se trouve confronté à un double problème.

Le premier concerne la question du sujet dans les deux sens du terme, de sujet créateur et de sujet de l'oeuvre. Expulsé de son trône de toute puissance, l'artiste est convié à manipuler des notions, et les sujets des oeuvres ne sont plus les choses mêmes, mais bien l'idée que l'on a de ce que ces choses doivent être pour correspondre à l'idée que l'on s'en fait.

Le second est celui du sens. Déterminé avant la création de l'oeuvre, il devient le vecteur d'une opération mentale et psychique consistant à n'accorder de reconnaissance qu'à ce que l'on a  prédéterminé et "réalisé" à travers la mise en scène qu'est l'oeuvre. La jouissance provoquée par l'oeuvre consistera à parvenir à retrouver ce qui y a été inscrit comme signification avant sa réalisation.

L'idée centrale introduite par Marcel Duchamp selon laquelle le spectateur prend une part non négligeable dans l'évaluation des oeuvres s'est vu transformée en un poncif autorisant les artistes non plus à tenter d'inventer des formes mais à jouer indéfiniment avec des clichés.

"Le processus créatif prend un tout autre aspect quand le spectateur se trouve en présence du phénomène de la transmutation ; avec le changement de la matière inerte en oeuvre d'art, une véritable transsubstantiation a lieu et le rôle important du spectateur est de déterminer le poids de l'oeuvre sur la bascule esthétique." (Le processus créateur, in Marcel Duchamp, Duchamp du signe, p.189, Ed Flammarion)

Comprenant qu'il ne pouvait pas échapper à ce double piège, celui de l'effacement du sujet et celui de la transformation de l'artiste en manipulateur d'éléments préexistants, Chan Kai Yuen a choisi de le retourner contre lui-même.

Avec le choix d'un motif central, l'animal, et dans ce motif, d'un élément quasiment unique, le poulet, il a retourné l'allégorie comme un gant. Il en a révélé la dimension absolument nocive et l'a ainsi élevée à la hauteur d'un mythe et d'un symbole. Il est surtout parvenu à faire de son "sujet" ou de son "motif", le levier de la révélation du piège de l'allégorie. La puissance réelle de son oeuvre tient en cette capacité rare de faire fonctionner un système contre lui-même à la fois en utilisant les règles qui sont les siennes et en les retournant afin de soulever le sens dont il se gausse, et de le faire briller comme un soleil noir.

Ironie

On a cru que la conscience avait définitivement assuré le règne d'une raison capable d'assurer la liaison et la cohérence entre les forces des affects et le règne du calcul. Or la conscience - et le grand moment allégorique de l'art contemporain en témoigne qui a tenté d'en faire la reine de la création - ne parvient qu'à réduire le possible à un jeu de significations allégoriques. L'arme secrète de Chan Kai Yuen pour échapper à ce piège tient en un mot : l'ironie.

Seuls le souffle de l'humour et le vent de l'ironie permettent de retourner à l'envoyeur les messages frelatés et mensongers. Ce "personnage conceptuel" du champ de l'art contemporain, la "conscience", s'incarne dans la totalité des acteurs (artistes, institutions, galeristes, spectateurs, critiques, choses représentées, etc...) et s'impose comme le résultat de leurs actions mêlées. L'oeuvre de Chan Kai Yuen est ce miroir tendu à la bonne conscience dans lequel cette dernière comprend qu'elle s'est vouée à la trahison de ses idéaux.

L'oeuvre intitulée L'escalade sur la lune, qui ouvre le site de l'artiste, concentre à elle seule la puissance de l'humour et le tranchant de l'ironie, enclins que nous sommes à associer la figure du poulet plumé prêt à cuire à notre réalité à nous les humains, d'être des bipèdes sans plume !

Il va de soi que cette colonne montante n'existe que comme liée à un dieu inexistant.

Il va de soi que le croissant de lune que tient le poulet le plus haut, un morceau de courge en fait, constitue l'élément essentiel montrant que tout ce que nous tenons pour désirable n'est qu'une projection stéréotypée organisée par des forces psychiques incontrôlables.

Dans cette oeuvre, comme dans presque toutes les autres réalisées par Chan Kai Yuen, là où l'imagination et le jugement entrent en contact se produit une déflagration positive. L’ironie est la force qui se manifeste au moment où se forme la boucle de rétroaction qu’engendrent une telle rencontre et une telle déflagration dans la conscience.

Chacune des oeuvres de Chan Kai Yuen vise à atteindre ce point où la révélation dépasse l'absurdité du sens produit par l'allégorie.

Tout est pacotille, mais une oeuvre comme celle de Chan Kai Yuen, capable de révéler cette dimension, s'impose à nous par un effet de boomerang psychique, comme une lumière de vérité à la fois drôle, puissante et implacable. L'ironie, ici, fait oeuvre.

Oeuvres

On l'a compris, l'art de Chan Kai Yuen est à la fois exigeant, précis, dense et tranchant. Ce qui le caractérise, c'est que les éléments qui constituent la rhétorique et la grammaire de l'art contemporain y sont présentés, analysés et utilisés pour mettre à bas le système de valeur qui s'est imposé comme celui de la domination de l'allégorie comme figure centrale de la "pensée" artistique et de la création.

C'est pourquoi toutes ses oeuvres utilisent pour se construire l'un ou l'autre des éléments essentiels de notre monde : le sexe, l'argent, les formes du pouvoir, les animaux évoquant les faiblesses des humains, des éléments provenant directement de l'art contemporain, le corps féminin, des références à la culture de masse, des éléments de la culture chinoise, quelques références musicales, des symboles politiques, ces derniers apparaissant essentiellement dans les photos et  dans les vidéos.

L'oeuvre de Chan Kai Yuen fonctionne comme le ghost writer ironique du système général de l'art en place depuis les années 70. Il parvient à transformer ce qui pourrait sembler n'être qu'un travail de potache, en une oeuvre puissamment critique, effectivement ironique et profondément créative.

Puisque tout est devenu lisible, ou que tout doit finir par être interprétable dans le cadre du sens préfiguré par l'allégorie, autant prendre de vitesse le système, partir du point d'arrivée et retourner contre le système lui-même - et c'est en cela que consiste l'ironie - les éléments qui le constituent.

C'est pourquoi chaque oeuvre de Chan Kai Yuen semble se tenir sur un fil et ne tenir qu'à un fil. Elle semble devoir tomber à chaque instant dans une certaine vulgarité et répéter un cliché. Mais l'on s'aperçoit très vite que c'est tout le contraire qui a lieu. Elle dégage les stéréotypes de leur gangue et les exhibe, radieux à la lumière du soleil. Elle dévoile ce qu'il en est du mensonge. Elle exhibe ce qu'il en est d'une vérité possible, vitale, quoique peut-être impossible à atteindre. Elle s'impose à la fois comme fruit d'un travail critique implacable et création originale.

En élevant le poulet à la hauteur d'un symbole. Au-delà du sourire qu'il éveille chez le spectateur,  il plonge dans son regard et son psychisme et vient y forer un trou par où passe aussi la lumière d'une certaine vérité. Nous parvient alors un air purifié des miasmes qui empuantissent l'atmosphère de fausses croyances dans lesquelles toujours nous vivons.

Jean-Louis Poitevin

(écrivain, critique d'art, membre de l'AICA)